vendredi 19 novembre 2010
Marion
La mère se mit à pleurer.
Marion
Tu resteras à la maison jusqu’à la fin de la semaine, sans être vue pour ne pas éveiller les soupçons.
Marion pose la soupière près de lui et sert trois louches, comme cela se pratique dans les campagnes, le chef de famille en premier. Jules prend le litre de vin rouge et en verse dans son assiette touille lentement avec sa cuillère, puis la dépose sur le bord de l'assiette et continue à y déposer quelques morceaux de pain rassis. Toujours sans relever la tête :
— Avec la Mariette, nous dirons à qui veut l’entendre que tu reviens de chez ton oncle dans quelques jours, seulement après tu pourras sortir et travailler avec nous. C’est bien compris ?
— Oui le père.
Alerté par les cris du bébé, le curé ouvrit le portail. D’abord surprit le vieil ecclésiastique, marqua une pause, le regard perplexe. Après avoir observé les alentours, il s’agenouilla en effectuant un signe de croix, prit l’être fragile dans ses bras et se releva péniblement.
Après un temps d’hésitation, il entra dans l’église, referma la lourde porte et se dirigea vers la sainte table, y déposa le nouveau-né délicatement, puis s’adressant à la vierge les mains jointes :
— Madame, pourquoi ? Pourquoi cette épreuve ? Que dois-je faire de ce bébé, je ne suis qu’un homme ?
Il resta un moment silencieux, attendant une réponse, un signe. Soudain ! Une lumière bleue éclaira l’autel, se concentrant sur l’enfant, et devint d’un blanc aveuglant, puis elle disparut comme elle était venue.
— Merci, madame, murmura le prêtre.
Il reprit le nourrisson contre lui et ressortit par la poterne du presbytère en pressant le pas.
La sœur Marguerite ouvrit le portail du couvent Sainte-Catherine. Un instant, elle regarda étonner le vieil homme et son mystérieux paquet, qu’il tenait dans ses bras comme un trésor. Comprenant enfin, elle prit le bébé :
— Il s’appellera Pierre, répondit simplement la religieuse tout en refermant la porte.
Le prêtre reprit le chemin en sens inverse bredouillant des mots inaudibles.
En ce dimanche de Pâques, l’église est remplie de ses ouailles, le curé fait son apparition, accompagné de ses deux enfants de chœur.
Les habitants de cette petite paroisse se levèrent, les hommes, le chapeau bas, la tête baissée et les mains jointes.
Presque tous les habitants présents dans le petit centre religieux s’impatientent. Car la curiosité pour eux devient maladive, ils se doutent que quelque chose vient de se produire dans le village à l’exception d’une famille, mais, quoi ?
Le forgeron Davault et sa femme, la famille Bernabot, les cabaretiers, les Boisnoir et leur progéniture. Les frères Benoît, Aurélien et Denis, deux bons à rien qui vivent aux crochets de leur mère et Arthur, le dernier. Un simple d’esprit, comme dans beaucoup de villages, c’est le Benêt, mais lui au moins, travaille.
Elle demeure avec ses trois rejetons, le père journalier étant mort à la suite d’un accident jamais élucidé.
Les paysans, leur chapeau à la main. Le maire monsieur de Boisans dans son beau costume, un noble célibataire habitant dans son château sur les hauteurs, les journaliers, la famille Moinain accompagnée de leur fille Marion… et surtout ! La vieille Ganeau dit « la chouette » toujours prête à vomir ses méchancetés.
Tous se tiennent là, attendant le sermon du vieux prêtre. On sait qu’il s’est passé quelque chose dans le village. Alors, beaucoup viennent par soif de connaître, une curiosité malsaine, simplement pour être informé. Contrairement à son habitude, avant de commencer, le curé envoie les deux enfants de chœur s’occuper de la quête, ce qui surprend tout le monde, mais personne n’ose dire quoi que ce soit, se pliant sans mot dire. Une fois terminé, l’ecclésiastique prend le fruit de la collecte après un bref coup d’œil à la panière, il la dépose sur l’autel.
« Faut-il que l’on abandonne un être sans défense pour que les enfants de Dieu soient pleins de largesse, ou est-ce tout simplement la curiosité habitant votre esprit qui fait ouvrir vos besaces. Si cela est, alors je vais vous en donner pour votre argent. » Pensa le curé.
Il prononce quelques paroles inaudibles, exécute son signe de croix, en posant un genou à terre, se releva et se retourna lentement vers ses ouailles. Observant chacun d’entre eux, surtout les femmes qui se sentant épiées, baissent la tête devant ce regard inquisiteur.
Les hommes pour se donner une certaine contenance regardent le plafond ou les murs comme s’ils les découvraient pour la première fois. Après qu’il est fait le tour de cette assemblée, il émit un soupir et rompit le silence.
— En début de semaine, j’ai fait une découverte pour le moins surprenante sur le parvis de notre église…
Il s’arrête un instant pour mieux entrevoir les réactions. Le père Moinain se tient la tête baissée tenant son béret à deux mains, la mère prie en sourdine les lèvres tremblantes serrant son chapelet, alors qu’une larme coule sur la joue de Marion. Les autres, le regard impatient et la bouche béante attendent la suite avec une certaine impatience.
— J’ai découvert, disais-je, un linge déposé à la hâte par une femme, certainement pleine de désespoir et sans pouvoir. Cette femme est de notre paroisse. Mais, que le plus pur d’entre nous lui jette la première pierre. Dans ce linge s'y trouvait un nouveau-né, un enfant abandonné.
— Oh ! fit l’assemblée…
Bernabot se leva en riant :
— En tout cas, on est sûr d’une chose… l’enfant ne vient pas de toi, la chouette ! Cria-t-il en s’adressant à la mère Ganeau.
Les autres se mirent à rire. Tous, sauf la famille Moinain.
Le curé montrant l’homme du doigt :
— Silence ! Bernabot, vous vous trouvez dans la maison de Dieu et non dans votre lieu de perdition.
Le cabaretier se rassit en maugréant des paroles inaudibles. Toutes les femmes s’épient, cherchant la coupable du regard. Marion n’y tenant plus veut s’enfuir pour cacher sa honte. D’une main ferme, son père la retient assise. Mais trop tard, la chouette a observé la scène. Le curé termine par cette phrase :
— Long apparaîtra le chemin que vous devrez prendre pour sauver vos âmes et retrouver l’indulgence du Seigneur. Mais, certains ne parviendront pas jusqu’au bout.
Marion
Il est à peine quatre heures du matin, la jeune Marion presse le pas dans cette petite ruelle aux pavés disjoints, qui mène tout droit à l’église.
Les bougies commencent à s’éclairer à l’intérieur des chaumières, car à cette époque-là, dans les campagnes, on se lève tôt. Alors, il faut faire vite, de façon à ne pas être reconnue. Ça fait bientôt six mois que le père Moinain refuse à sa fille de sortir de crainte que cela se sache.
Pour les voisins, elle est partie garder les moutons chez son oncle Bernafault le frère de sa mère. Pour soulager leur misère et entretenir les ragots, voire se donner l’impression d’exister, les habitants de ce charmant village la plaignent. Pensez donc ! Le Bernafault, comme ils disent « Le négrier ».
Pour ces habitants de la campagne profonde, un homme sans grande fortune et qui a voyagé doit assurément être un négrier, ou un aventurier, un bandit, un meurtrier peut-être ! Allez donc savoir ? Dans un petit bourg comme celui-ci, tout s’ébruite, tout s’entend et tout se voit, la suspicion semble partout.
Les langues iraient bon train si l’on savait. La méchanceté, la cruauté et la sournoiserie sont devenues monnaies courantes dans le coin, on se rit du malheur des autres afin de supporter ou d’oublier le sien.
Et puis, il faut bien comprendre qu’à Basoche-sur-Gif, il ne se passe rien, alors ! Une nouvelle comme celle-ci, vous pensez ! Ici, ce n’est pas l’indifférence de son prochain comme dans les grandes villes, mais le contraire, néanmoins cela ne vaut guère mieux.
« Tiens ! Voilà la moins que rien, la Marie, couche-toi là ! » Dirait la vieille Ganeau avec sa langue de vipère, en regardant venir la petite Marion.
C’est que chez les Moinain on est pauvre, certes, mais propre. D’avoir une catin à la maison, vous tache votre nom d’une ternissure indélébile. Alors, vous pensez bien qu’avec un bâtard en plus.
La mère, en voyant le ventre de sa fille s’arrondir de semaine en semaine, en a tellement versé des larmes à force de supplier Jules, son mari, de garder l’enfant bâtard, mais rien n’y fit. Alors, ses yeux sont devenus vides, elle ne peut plus pleurer, elle n’en a plus la force.
L’homme au caractère rustique restera sur sa position, car, pour lui, ce fruit défendu ne représente que la honte et le déshonneur.
— Jamais ! Vous entendez. Jamais ! Dans ma famille, cela ne c’était produit. Il n’y a pas eu d’enfants bâtards chez nous ! On fera comme je pense ! Et pas autrement, que l’on n’y revienne pas, ce qui est dit est dit !
Une silhouette avance avec empressement, sur les pavés disjoints et humides par la rosée du petit matin, pantelante, légèrement courbée, le pied nu, pour ne pas faire de bruit. La jeune Marion est encore dans l’adolescence, elle serre contre sa poitrine une forme mouvante, entourée dans une pelisse chaude confectionnée à la hâte par la mère Moinain. Soudain, un mouvement de porte dans la ruelle, elle se dissimule tant bien que mal sous un porche. Elle est frigorifiée et ne sent plus ses pieds. Le corps tremble de tous ses membres, elle ne sait plus si c’est la froideur du temps ou la peur d’être surprise, la peur d’être aperçu là, au petit jour, tenant contre elle ce paquet mouvant, par un villageois ou bien les deux peut-être.
Un bruit de sabots, elle penche la tête discrètement, ses jambes flageolent, son visage se perle de gouttes de sueur malgré le froid intense. Elle se mord les lèvres jusqu’au sang pour ne pas s’évanouir.
Un vieil homme sort de chez lui un seau de nuit à la main. C’est le père Collot avec sa pipe à la bouche, à croire qu’il ne la quitte jamais. Le vieillard relève les yeux vers le ciel en scrutant les étoiles un instant.
Puis il prend son seillot à deux mains, déversant le contenu d’un mouvement de balancier dans la rigole centrale, contemple encore une fois le ciel et entre dans ses pénates en claudiquant à cause de son nerf sciatique.
Marion reprend son chemin, de temps en temps elle regarde en arrière de peur d’être suivie. Arrivée enfin sur les marches, elle se retourne une dernière fois, toujours dans la crainte d’être vue.
Personne, le cœur à la fois soulagé et serré, elle dépose délicatement sa chair, sa honte, sur le parvis de l’église près de la grande porte.
À seize ans, elle n’a pas les moyens ni la possibilité de subvenir à cet enfant bâtard.
Elle regarde un court instant, la forme qui se meut dans son linge. Un morceau de papier, sur lequel sont griffonnés maladroitement ces quelques mots : « Aidez-le ! Il est innocent » est épinglé bien en évidence sur la poitrine du bébé.
Puis elle se retourne de peur de ne plus pouvoir garder le courage, le courage d’abandonner ce petit être fragile à son destin.
L’accouchement, elle l’a réalisé seule dans de grandes souffrances, sans aucune assistance ni un réconfort, dans une longue solitude, sur un lit de feurre, déposé à la hâte à même le sol. Près de la cheminée pour que le nouveau-né ne prenne pas froid.
Un linge entre les mâchoires pour étouffer sa douleur à cause des autres, les autres, ceux de son village, surtout la chouette avec sa mauvaise langue. Le corps inondé de sueur, haletante, à bout de force et le ventre délivré, elle se mit péniblement sur les genoux et coupa le cordon ombilical avec les dents.
Ensuite, elle saisit une poignée de paille et frotta l’enfant vigoureusement pour le nettoyer de ses impuretés, alors que ses parents travaillaient aux champs.
Marion, l’œil rougi par la douleur presse le pas à grandes enjambées, le cœur compressé et la chair meurtris. En ce temps-là, le geste n’était pas unique, combien de pauvres gamines se laissaient-elles prendre au rêve de l’amour sans en connaitre les conséquences ?
À cette époque, seuls les adultes savaient, mais se taisaient. Car il était impensable pour une mère d’aborder la chose avec une adolescente, encore moins avec sa fille, quant au père, n’en parlons pas.
Marion, c’est un officier des dragons cantonné à la ville qui l’avait séduite, lui promettant monts et merveilles, tout simplement, pour assouvir ses bas instincts, son envie. Beaucoup d’hommes respectables deviennent ainsi, devant des jeunes ingénues ayant la tête pleine de pensées chimériques.
Étant muté peu de temps après avoir fait la connaissance de Marion, il était parti sans laisser d’adresse, se souciant peu des séquelles et de la détresse qu’il infligeait à la mineure.
Après plusieurs démarches, l’adolescente avait enfin obtenu une entrevue avec l’officier commandant la garnison.
— Mademoiselle, notre caserne est un transit. Cet officier a reçu sa mutation pour un endroit que je ne dois pas vous divulguer pour des raisons militaires. Cet homme n’a certainement pas désiré donner de suite à vos relations. Donc, je ne peux rien pour vous, vous m’en voyez désolé ! Dit-il en se levant pour bien faire comprendre à son interlocutrice que l’entretien était terminé ?
Se sachant enceinte, Marion essaya maintes et maintes fois d’obtenir un nouvel entretien avec le supérieur, mais rien n’y fit. Le commandant semblait absent ou trop occupé. Issue d’une famille pauvre, sans travail ni ressource, que pouvait-elle souhaiter ! Sinon espérer ! Espérer qu’une âme charitable prendrait soin de son enfant, afin qu’il puisse obtenir une chance de survivre, dans un monde où l’argent et l’intérêt règnent en maître.
Revenue chez ses parents, Marion les yeux rougis et les joues humides prépare la soupe pour le déjeuner sans un mot en silence, un silence pesant. La mère n’ose regarder sa fille de peur de verser des larmes de sang n’ayant plus rien d’autre à donner. Le père Moinain, assis sur le banc et la tête baissée, rompt des morceaux de pain perdu au rythme du balancier de la vieille comtoise.
— Personne ne t’a remarqué ? Demande-t-il les yeux fixés sur sa soupe ?
— Non, personne, répond Marion d’une voix tremblante.
— Tu resteras à la maison jusqu’à la fin de la semaine, sans être vue pour ne pas éveiller les soupçons.
Marion pose la soupière près de lui et sert trois louches, comme cela se pratique dans les campagnes, le chef de famille en premier. Jules prend le litre de vin rouge et en verse dans son assiette touille lentement avec sa cuillère, puis la dépose sur le bord de l'assiette et continue à y déposer quelques morceaux de pain rassis. Toujours sans relever la tête :
— Avec la Mariette, nous dirons à qui veut l’entendre que tu reviens de chez ton oncle dans quelques jours, seulement après tu pourras sortir et travailler avec nous. C’est bien compris ?
— Oui le père.
mardi 23 février 2010
Mes livres
Duncan et la race supérieur, Duncan et le trêfle à quatre feuilles, Mon pote, Cadrousse, La forêt aux loups, l'enfant pauvre, les aventures de Mangekarote, 1, 2 et 3. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez me poser des questions.
Jean Claude HOCH